Sur la crise de la Gauche Communiste

Creato: 05 Novembre 2012 Ultima modifica: 03 Ottobre 2016
Scritto da Istituto Onorato Damen Visite: 2809

Réponse à Il est minuit dans la Gauche Communiste (Controverses)

 

Camarades,

Après avoir amplement discuté votre article Il est minuit dans la Gauche Communiste et vos réflexions sur notre exclusion de Battaglia Comunista, nous pensons nécessaire d’entamer une discussion sérieuse et fructueuse avec vous. Nous partageons le constat que la Gauche Communiste issue de l’expérience de la Gauche Communiste Italienne est confrontée à une crise théorique, politique et organisationnelle irréversible, mais nous estimons également que la confrontation ne peut être vraiment fructueuse que si nous ne nous cachons pas les différences existantes entre nous.

Il nous semble, en particulier, que l’on se trompe si l’on réduit cette crise essentiellement à l’incapacité des organisations se réclamant de ce courant politique d’accepter en leur sein la constitution de courants ou de fractions minoritaires, et donc le débat et la confrontation avec eux. S’il en était ainsi, nous devrions nécessairement en déduire que la responsabilité de la crise reviendrait au sectarisme d’un petit nombre d’individus. Sans nier la responsabilité de caractère personnel, nous pensons que cette crise a des racines très profondes.

Notre appréhension fut justement que cette crise puisse être simplement occultée par la condamnation d’attitudes individuelles, c’est ce qui nous a convaincus de ne pas rendre public les documents prouvant de façon incontestable le comportement, disons, peu orthodoxe, des membres de la majorité du Comité Exécutif de Battaglia Comunista, avant, pendant et après l’incident qui s’est conclu par notre exclusion. En réalité, cela faisait un certain temps que s’approfondissait en notre sein un désaccord théorique et politique très profond ainsi que le besoin, comme nous l’avons déjà souligné dans notre texte Point à la ligne, de tirer un bilan extrêmement rigoureux de toute l’expérience historique de laGauche Communiste, de ses lumières comme de ses ombres, condition indispensable pour qu’une nouvelle perspective politique puisse finalement émerger. Dès lors, en se limitant à évaluer de façon critique les responsabilités subjectives, nous nous retrouvions à discuter des comportements de personnes un peu ternes et de faible ampleur théorique, politique et même morale, de toutes façon des nains comparés aux fondateurs de ce glorieux courant politique.

Nous n’oublierons jamais le mérite que ces derniers ont eu d’avoir pu saisir à temps et avec une extraordinaire clarté la nature capitaliste d’État des prétendues Républiques Socialistes Soviétiques, le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme et du socialisme dans un seul pays, d’avoir compris que l’abolition de la propriété privée des moyens de production ne constitue qu’une condition pour la construction d’une société socialiste mais que ce n’est pas le socialisme, etc. Cependant, le fait demeure que, comme pour toute expérience humaine, celle-ci n’a pas été exempte de contradictions, de limites et d’erreurs, surtout au cours des trente dernières années, ce qui a rendu la Gauche Communiste actuelle incapable de saisir l’extraordinaire faculté de renouvellement du système capitaliste et d’affinement de ses formes de domination afin de demeurer égal à lui-même.

Prisonnière de son passé, elle n’a pas été capable de saisir les grands changements survenus suite à l’ouverture de la crise structurelle au début des années 70 du siècle dernier et de redéfinir ses tâches, sa tactique et sa stratégie. Cette incapacité s’est traduite par l’usage répété de formulations politiques qui se sont avérées tout à fait inadéquates pour répondre aux nouveaux phénomènes que le capitalisme, avec son grand dynamisme, a produit. En résumé, par rapport aux grands changements en matière économique et sociale, la Gauche Communiste s’est limitée à répéter servilement ce qui avait été élaboré avant de tels changements. Il en est résulté une sclérose des analyses et une incapacité d’identifier les tâches immédiates et historiques de l’avant-garde.

Dès lors, la chute tant attendue de l’URSS l’a prise au dépourvu et elle était impréparée pour comprendre les profondes mutations qui, entre temps, étaient intervenues dans le mode de production capitaliste. Il n’est pas étonnant, alors, que l’effondrent du mur de Berlin, plutôt que de lui apporter une sève nouvelle, l’a ensevelie sous ses propres décombres.

 

Les nouvelles formes de domination impérialiste

 

Dans votre article Il est minuit dans la Gauche Communiste, vous avez à juste titre souligné l’énorme fossé qui sépare l’analyse de la crise et les perspectives avancées par le CCI d’avec la réalité en marche. Le CCI soutenait que ce fut la forte opposition du prolétariat international qui a empêché le déclenchement de la troisième guerre mondiale, alors qu’en réalité, ce prolétariat était l’objet d’une violente attaque contre ses conditions de vie et de travail. Une erreur que nous, Battaglia Comunista, n’avons pas commise, mais, à notre tour, tout en réfutant cette activation d’une forte reprise de la lutte des classes, nous avons estimé que la crise nous mettrait inévitablement, tôt ou tard, devant l’alternative ‘Guerre ou Révolution’, et sensiblement dans les mêmes conditions que celles présentes lors des deux précédentes guerres mondiales.

Est-il imaginable de considérer que de telles erreurs flagrantes ont été le résultat exclusif de la pauvreté du débat interne ? Dans Battaglia Comunista, par exemple, pendant longtemps, un autre point de vue n’a jamais été exprimé.

La vérité est que nous étions tous plus ou moins empêtrés dans l’analyse de l’impérialismedéveloppée dans le cadre de la Troisième Internationale et il ne vint à personne l’idée que le phénomène, alors qu’apparaissaient des formes parasitaires d’appropriation de plus-value, était seulement le début de la prétendue phase ultime du capitalisme, et non le signal de sa fin imminente. Pourtant, déjà, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les formes de la domination impérialiste avaient profondément changé par rapport à celles basées uniquement sur l’exportation du capital financier. Nous pensons, par exemple, à l’abandon du système de paiement international fondé sur l’étalon or en faveur de celui s’appuyant sur l’étalon-dollar qui assurait déjà une rente financière supplémentaire à celle générée par l’exportation du capital financier comme ce fut le cas durant la toute première phase de l’impérialisme.

Même la dénonciation par les États-Unis en 1971 des accords de Bretton Woods et l’imposition d’un système international de paiements fondé sur un dollar inconvertible n’a pas été prise dans toute sa radicalité. Et pourtant, c’est à partir de cette dénonciation et de cette imposition qu’il faut revenir pour comprendre les formes actuelles de la domination impérialiste basée sur la production de capital fictif. Il s’agit d’un passage d’une période à l’autre qui, si nous l’avions saisie à temps, aurait permis de préciser avec une très grande justesse les perspectives que la crise était en train d’ouvrir et, surtout, que l’imbrication des intérêts inter bourgeois ouvrait les portes à la réduction des effectifs des États nationaux et à l’agrégation de zones de dimensions continentales. Là encore,Battaglia Comunista répète en substance le schéma interprétatif hérité du passé (cycle de crise-guerre-reconstruction) ne lui permettant pas de tirer pleinement parti de la spécificité du conflit impérialiste moderne. Tout en n’excluant pas la possibilité d’une conflagration générale, le capitalisme, par rapport à la nécessité permanente de procéder à la destruction des personnes et des marchandises, a pris le caractère, comme nous avons déjà eu l’occasion de le définir, de la guerre impérialiste permanente. Là aussi, l’incapacité à appréhender le phénomène, a conduit à une appréciation erronée de l’évolution de la crise et de ses perspectives.

En fait, aujourd’hui encore dans Battaglia Comunista, certains imaginent l’existence, dans les prétendus pays périphériques, d’une bourgeoisie nationale qui, si « elle est digne de ce nom, ne peut pas ne pas s’opposer à l’impérialisme qui vient du dehors » (sic).

Ainsi, on s’est attendu à ce que la combinaison de l’effondrement de l’URSS et l’avancée de la crise économique aurait pu, quoique non immédiatement, faciliter une reprise de la lutte des classes. Il nous avait complètement échappé, étant donné les nouvelles formes de domination impérialiste, que l’effondrement du bloc de l’Est, couplé avec l’introduction de la microélectronique dans le processus de production et dans le système de télécommunications, avait imposé une accélération sans précédent dans le processus de mondialisation de l’accumulation du capital et radicalement modifié les relations de pouvoir en faveur de la bourgeoisie. En d’autres termes, pour le dire avec Marx, la domination réelle du capital sur la société est historiquement confirmée ainsi que, avec d’autres facteurs concomitants d’ordre superstructurel, et non moins importants, la totale domination idéologique de la bourgeoisie. Encore une fois, la reconnaissance de ces phénomènes, aurait dû conduire à l’identification de nouvelles tactiques et stratégiques : la nécessité d’analyser les caractéristiques des phénomènes que le capitalisme a produits, la nécessité de reconnaître les lacunes tactiques et programmatiques de la plate-forme politique du passé, la nécessité d’initier comme tâche immédiate un laboratoire politique ouvert à la contribution de tous ceux qui s’interrogeaient sur ces questions.

C’est vraiment paradoxal, mais nos efforts à inscrire de telles questions au centre du débat dans Battaglia Comunista, se voyaient systématiquement ruinés pendant que la plus grande partie du temps des rares rencontres de l’AGM (Assemblée Générale des Militants) était consacrée à la discussion sur les modifications à apporter au style d’impression du journal et à de futilités semblables. Pendant un certain temps, il nous a semblé être confronté aux limites subjectives de certains camarades, mais aujourd’hui il est clair que cette attitude cachait des déficits qui étaient à la fois méthodologiques et politiques.

 

Développement des forces productives et révolution

 

En réalité, l’approfondissement de la crise économique a mis en lumière qu’au sein même de l’organisation s’était cristallisée la conviction que la révolution découlerait mécaniquement de l’explosion de la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production bourgeois et faisait abstraction du fait que le développement des forces productives, dans l’ère du capitalisme de monopole et de l’impérialisme, est dicté principalement par l’exigence de conservation capitaliste ; en effet, les forces productives peuvent ne pas être toujours et dans toutes les occasions en contradiction avec les rapports de production existants, mais peuvent même concourir à leur conservation. En ce sens que la domination du capital est devenue si répandue que même le développement de la science, de la technologie, de l’ingénierie et de leurs applications sont, sinon exclusivement, déterminés et fortement axés sur le profit, que la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production, même si elle demeure, a été fortement affaiblie [1]. Elle n’a plus la même puissance explosive qu’elle a pu avoir au XIXème siècle, quand le progrès scientifique, le développement de la technologie et des forces productives apparurent comme une sorte de version laïcisée du salut. Le néo-positivisme qui affecta non seulement la pensée socialiste de la Deuxième et la Troisième Internationale, fut animé par l’idée qu’il revenait au progrès de la science d’assurer à l’humanité un futur heureux et radieux.

Se poser une question d’une importance aussi fondamentale en y répondant par quelques citations de Marx et d’Engels ou avec les matériaux élaborés par le mouvement communiste au XIXème siècle et durant la première partie du XXème siècle, sans tenir compte de la manière dont le capitalisme a évolué au fil des deux derniers siècles, cela relève d’un dogmatisme pur et simple qui est fort éloigné d’un véritable matérialisme historique. Au début de la grande industrie, le capitalisme individuel et de la libre concurrence dominait, nous sommes maintenant dans l’ère du capitalisme monopolistique dans laquelle le capital est en mesure d’exercer un contrôle complet de la science, de la technologie et de leurs applications. Il faut être aveugle et sourd pour ne pas s’en apercevoir. C’est pourtant ce que nous lisons dans une brochure publiée quelques années auparavant et que nous avons fortement critiqué : « Sous la poussée de fondements objectifs externes (avant tout la contradiction entre des forces productives en croissance considérable et les rapports de production statiques (sic !)) surgi une pratique révolutionnaire » [2]. Avec l’introduction de la microélectronique dans le processus de production, peut-être la plus grande révolution technologique dans toute l’histoire de l’humanité, le prolétariat subissait l’une de ses défaites les plus dévastatrices et dont il ne voit pas encore l’issue.

Le socialisme consisterait alors simplement en une libération des forces productives des limites trop étroites des relations de production existantes, et l’émergence d’une pratique révolutionnaire, elle, serait la conséquence de facteurs externes aux hommes. En d’autres termes, le socialisme se traduirait par une nouvelle expansion de la production marchande et la révolution se ferait en soi, seulement si vous avez eu la patience d’attendre que la contradiction entre les forces productives dans un gigantesque développement et les rapports de production capitalistes explose. Il est question, comme nous l’avons vu, d’un vieux concept hérité en grande partie de la Deuxième et la Troisième Internationale. Mais alors, face à un capitalisme beaucoup moins développé, il aurait été presque impossible d’échapper à la fascination que provoquait la puissance du nouveau système de machines naissant et ne pas prendre en considération que ses développements futurs pouvaient agir soit de catalyseur de la révolution soit comme forces motrices du développement de la future société socialiste. Malheureusement, cela ne s’est pas passé ainsi. D’autre part, si tel était le cas, nous devons admettre que l’histoire possède un τέλεος (téleos), un but ultime que l’humanité devra inéluctablement atteindre. En réalité, comme le note Marx dans le Manifeste, l’histoire est l’histoire de la lutte des classes. Ce sont les hommes qui font l’histoire, ils ne sont pas des automates qui œuvrent pour réaliser un projet écrit dans le ciel, mais agissent selon la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs conditions dans des circonstances historiques particulières. Et puisque « ce sont les circonstances qui font les hommes, tout autant que les hommes font les circonstances » [3], le résultat de conflits sociaux est loin d’être évident au départ. Il peut mener à la révolution, mais aussi à l’effondrement de cette formation sociale déterminée et, pourquoi pas, même de l’humanité.

En outre, si l’action des travailleurs dépendait exclusivement de ces prétendues conditions objectives extérieures, alors, compte-tenu du haut degré de développement atteint par les forces productives et l’intensité de l’exploitation de la main-d’œuvre, nous devrions être en plein communisme ou, au moins, au seuil d’une révolution socialiste imminente. Au lieu de cela, nous devons faire le constat qu’après trente ans de crise dans ce troisième cycle d’accumulation du capital, le prolétariat mondial exprime tout autre chose que des revendications anticapitalistes ; et la Gauche Communiste, qui était également parmi ses éléments les plus avancés, se languit dans un état de coma désormais irréversible.

Cette incapacité à comprendre le socialisme et les tâches de l’avant-garde révolutionnaire sans en rester éternellement aux définitions et formules du XIXème siècle apporte une preuve supplémentaire que la transmission de l’expérience de la Gauche Communiste s’est malheureusement historiquement tarie.

Nous avons mentionné ici Battaglia Comunista, mais, en fait, c’est l’ensemble de laGauche Communiste qui ne s’est jamais vraiment libérée de cette vision mécaniste de l’histoire. Pour Battaglia Comunista, c’est d’autant plus grave qu’Onorato Damen, dans sa polémique avec Bordiga, avait avancé quelques éléments pour mieux clarifier la relation entre déterminant et déterminé, entre structure et superstructure. Malheureusement, cela ne fut pas suffisant car ses héritiers les plus directs se sont laissés gagner au charme de l’idée que l’histoire se fait en soi. Peut-être parce qu’ils consentent à s’auto-dissoudre, à se soustraire à la nécessité de tirer un bilan critique de leur propre expérience et à somnoler tout en se berçant au son rassurant de leurs auto-références. Le nœud entre la structure et la superstructure est resté non résolu ainsi que la relation entre le parti et la classe qui en découle directement, cela laisse un brouillard répandant une forte ambiguïté.

 

La dislocation de la classe ouvrière

 

A la lecture de votre article, il semble que pour vous aussi le processus de construction d’un nouveau parti révolutionnaire sera la conséquence logique de l’éventuelle reprise de la lutte des classes. Cependant, même si nous pouvons accepter que dans le passé le processus se soit développé comme vous le décrivez, nous devons faire un grand effort pour imaginer que ce processus puisse se reproduire à l’identique aujourd’hui, car, depuis lors, beaucoup de choses ont radicalement changé. La concentration et la centralisation du capital ont énormément augmenté (le capitalisme monopoliste, l’impérialisme) ; le syndicat a aussi changé, son rôle et sa fonction sont devenus une des pierres angulaires de la conservation bourgeoise avec, comme rôle central, celui de maintenir la lutte économique dans les limites du cadre de l’exploitation capitaliste ; l’usine a muté, ainsi que l’organisation et la division internationale du travail et cela a modifié la composition des classes et, en particulier, celle du prolétariat.

La classe ouvrière d’usine, qui a longtemps constitué le cœur du prolétariat et le moteur de ses luttes économiques et politiques, est maintenant en voie de disparition dans les pays et le monde. En outre, en raison de la mondialisation des processus de production et de l’introduction en leur sein de l’informatique, le travailleur a été dépossédé de toutes ses connaissances et est devenu un simple appendice de la machine comme vendeur de sa force de travail, il abonde comme jamais auparavant dans l’histoire du capitalisme moderne. Par conséquent, le prolétariat actuel se présente comme un ensemble d’individus qui se livrent à une concurrence effrénée entre eux ; ils sont donc plus portés à être concurrents des autres vendeurs de force de travail – au pire à cause de la couleur, de la nationalité ou de la religion, plutôt que de voir en la bourgeoisie son véritable ennemi. En ce sens, ils ne constituent pas une classe [4].

Et, pour cette raison également, ce qui reste de la classe ouvrière traditionnelle est totalement incapable de lancer un cycle de luttes, même pour des motifs purement économiques, d’une manière similaire à celle du 19ème siècle qui fut le terreau, d’abord des caisses d’aide mutuelle, puis des ligues, enfin, des syndicats et des partis et ainsi que des internationales plus ou moins socialistes.

 

La prolétarisation des groupes intermédiaires

 

En outre, il faut tenir compte qu’au cours des trente dernières années, en particulier dans les métropoles capitalistes, il y a eu un gigantesque processus de prolétarisation de larges segments de l’aristocratie ouvrière et des classes moyennes qui ont rapidement été entrainés dans une prolétarisation infernale, qui sont encore profondément imprégnés par l’idéologie de la classe dominante et qui véhiculent une fausse conscience profondément enracinée comme fidèle reflet de cette idéologie.

Toutefois, en raison du fait que dans la production sociale il y a une inversion de relation entre la première section (la production de moyens de production) et la seconde (la production des moyens de consommation) en faveur de cette dernière, la transmission de l’idéologie de la classe dominante avantage, non seulement les médias traditionnels tels que la culture, l’éducation, la presse etc., mais aussi la plupart des marchandises, et leur mode de distribution et de consommation favorisent des styles et des modes de vie qui exaltent l’individualisme le plus exaspérant. Les individus sont contraints d’encaisser l’idéologie dominante, indépendamment de leur volonté, tout en satisfaisant leurs besoins, peu importe qu’ils soient primaires ou induits. En somme, c’est dans la vie quotidienne qu’ils font leur l’idéologie de la classe dirigeante.

Le résultat en est une totale atomisation sociale, l’isolement des individus de la communauté et la perte de toutes les relations sociales à travers lesquelles les individus peuvent découvrir la condition de l’autre, se reconnaître et reconnaître l’appartenance de tous à la même classe des exploités qui sont contraints pour vivre de vendre beaucoup de leur temps. En bref, ce qui domine incontestablement c’est ce que nous avons appelé la pensée-marchandise. Perdura-t-elle cette situation où aucun des groupes de la Gauche Communiste n’a tenu compte jusqu’à présent, ne serait-ce qu’un minimum, de ces mutations des modes de vie et des relations entre individus, tant la Gauche Communiste est grandement prisonnière de sa stérile orthodoxie et n’a pas remarqué combien le monde a changé? Pourtant, comme Marx l’avait souligné, il n’est pas nécessaire d’« ...une compréhension profonde pour comprendre que les idées, les opinions, les concepts les mots, même la conscience des hommes changent avec l’évolution des conditions de leur vie, de leurs relations sociales, de leur existence sociale » [5]. Mais revenons à notre question, il convient également de noter qu’au déferlement de l’idéologie de la classe dirigeante, les décombres de l’URSS contribuent grandement à la fin de l’idée même qu’il soit possible de construire une société autre que capitaliste. Le mot même de ‘socialisme’ en général, quand il n’est pas synonyme de dictature brutale, est synonyme de pure et irréalisable utopie, de sorte qu’un examen critique de la question consistant à identifier en quoi consiste aujourd’hui, avec le puissant développement des forces productives déjà créées par le capitalisme, la transformation socialiste, c’est-à-dire la transition du capitalisme au communisme, est extrêmement nécessaire et urgent.

Compte tenu de tout cela, nous avons acquis la conviction que, sans mener une campagne vigoureuse contre le battage idéologique dominant de la bourgeoisie, même une éventuelle reprise de la lutte des classes est destinée à s’enfoncer dans la plus totale désorientation. Il est donc nécessaire que le prolétariat prenne conscience de sa situation et de ses besoins et que son émancipation définitive implique nécessairement le dépassement révolutionnaire du capitalisme. Cela ne peut exister sans un parti armé d’une théorie forgée sur la base du plus rigoureux et cohérent matérialisme historique.

Enfin, la question fondamentale qui se pose à tous ceux qui se préoccupent du sort du prolétariat : que faire afin qu’un nouveau parti communiste international et internationaliste puisse voir le jour.

Évidemment, il n’y a pas de formule magique et nous ne l’avons pas dans notre poche. Il est clair qu’il ne naitra pas, par parthénogenèse, de la relance de la lutte des classes tant attendue, mais il exigera une convergence des intelligences, des personnalités et des groupes, plus ou moins organisés, dans un processus d’élaboration et de systématisation scientifique se rapportant à des synthèses, pour redonner au prolétariat tous ces éléments formatifs d’une authentique conscience communiste, bien que présents dans la classe ils sont, en raison de ses défaites antérieures et de sa fragmentation actuelle, dispersés dans de nombreux petits segments.

Par conséquent, la construction d’un laboratoire de la systématisation théorique et politique ouvert au débat et à la confrontation semble être la première tâche de tous ceux qui ne veulent pas se soumettre au capitalisme. « La science - nous dit Engels lors de l’oraison funèbre pour son ami et compagnon - était pour Marx une force révolutionnaire historiquement déterminante. Marx était par dessus tout un révolutionnaire. Contribuer d’une manière ou d’une autre à l’effondrement de la société capitaliste et des institutions publiques créées par elle, contribuer à la libération du prolétariat moderne, auquel il a donné le premier la conscience de sa situation et de ses besoins, une prise de conscience des conditions de son émancipation ... ce fut sa véritable vocation ». Oui, en ce sens, notre tâche est encore celle que s’était donnée donné K. Marx, que nous pourrons réaliser grâce à l’immense héritage qu’il nous a laissé, dont peut-être, seulement aujourd’hui, il est possible de comprendre toute son extraordinaire puissance révolutionnaire.

 

Traduite de l’italien par Mario Lucca de Controverses

 

[1] Pour un plus ample approfondissement, nous renvoyons à l’article Gli Uomini, le macchine e il capitale paru dans le n°1 de notre revue D-M-D' (1/2010).

[2Lotta di classe Stato politico Partito del proletariato e Comunismo, ed. Prometeo.

[3] K. Marx, L’ideologia Tedesca (L’idéologie allemande), Op. Compl., Editori Riuniti, pag. 34.

[4] Marx le souligne déjà dans l’Idéologie allemande« Les individus forment une classe seulement quand ils doivent livrer une lutte commune contre l’autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent l’un contre l’autre comme ennemis dans la concurrence » K. Marx, L’ideologia Tedesca (L’idéologie allemande), Op. Compl., Ed. Riuniti, Vol. 5°, p. 63.

[5] Marx, Engels, Manifesto del partito Comunista (Le Manifeste du Parti Communiste), Ed. Einaudi, 1970, pag. 1551.